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Cornachroniques
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Cornachroniques
  • Bienvenue. Je suis Daniel Libelart, humble cornac de ces chroniques. Je vous invite à suivre quelques libraires dans leurs aventures quotidiennes parsemées de rencontres en tout genre. Toute ressemblance avec des personnages réels serait purement fortuite
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13 septembre 2011

L’âge ne fait rien à l’affaire…

     Parfois, à la grande table des demandes obtuses, il faut déployer des nappes de patience.

     Deux mètres moins cinq. Ernest se pèse deux fois l’an. La première, au sortir des fêtes de fin d’année, histoire de mesurer l’ampleur récurrente des abus. La seconde, lors de la pesée de la visite médicale. Là, la balance a affiché un flatteur 125 kilos, autant dire un poids de forme. Une force de la nature génétique, issue d’une famille où le quintal est le tarif minimum, tantes, mamies et sœurettes comprises. Une peau laiteuse, noueuse, un coup de buffle. Sous des arcades proéminentes, des yeux enfoncés, foncés et vairons. Une bouche grande aux lèvres plus fines, un sourire livré avec parcimonie. Ses cheveux : une épaisse tignasse roux foncée qu’il coiffe à la main, le résultat lui important peu. Plutôt bourru, Ernest tourne mauvaise compagnie si le sommeil vient à manquer. Justement, sa nuit a été dérangée par les miaulements de chats chamailleurs.

     Ernest vient de passer en revue toutes les nouveautés à paraître pour la semaine à venir. Il a cessé de maudire la production littéraire à tout crin pour se résoudre à la seule évidence qui vaille. Faire de la place, comme toujours !

     - M’sieur, je cherche du théâtre.

     Ernest lève son énorme tête carrée de l’écran et découvre un adolescent filiforme avec une mèche géante qui lui bouffe la moitié du visage, une sorte d’ersatz de Dave à la belle époque, si tant est qu’on puisse appeler ainsi cette période. Ou une copie bien ratée de Justin Bieber pour les plus jeunes, pas du tout le cas d’Ernest qui n’a ni télévision ni internet, aucun goût pour le buzz, idem pour la mode.

     - Je sais le nom du titre, c’est le « Cidre » mais je ne sais pas de c’est qui, débite le boutonneux à la vitesse d’un lévrier enragé.  

     - Le « Cidre » répète gravement Ernest. Le « Cidre », tu vas le dégoter dans le panneau à main droite, à la lettre « c » comme Corneille.

     C’est ainsi, Ernest tutoie tout client qui lui paraît avoir moins de vingt ans. Le gamin porte un « slim » et Ernest ne peut s’empêcher de se demander comment on peut objectivement enfiler des pantalons aussi étroits. Compression des membres inférieures, disproportion de la silhouette. Bref, une génération de jambes claustrophobes, peut-être.

     - Non mais m’sieur, c’est pas un livre sur les oiseaux prévient-il, soudain pas rassuré pas les aptitudes de ce libraire pachydermique quelque peu lunaire.

     Ernest a un petit temps d’arrêt, juste le délai nécessaire pour trier les infos.

     - D’accord, là tu me parles de la corneille, l’oiseau.

     - Oui, c’est comme un merle, mais il a le bec noir. Parce que mon prof il nous a dit que c’était du théâtre, comme Les « Molières » sur France 2.

     Là, Ernest veut en finir, maintenant.

     - Sois tranquille gamin, j’ai bien compris. Je suis pas bouché, je ne suis pas comme ton « Cidre », dit-il d’un ton qui ne souffre plus de commentaires. Lettre « c », théâtre indique sa grosse main.             

     L’ado, plus impressionné que rassuré, part dans sa quête du bouquin. Ernest le regarde faire un instant, se demande comment ce dégingandé gamin des villes a bien pu entendre parler d’une corneille et surtout ce qui cloche derrière sa proéminence capillaire. L’ado trouve son livre, remue sa frange, comme pour conclure sa recherche. Se recoiffer sans les mains est une chose curieuse, plutôt proche du tic nerveux.

     Ernest remet le nez dans ses caisses de bouquins, ruminant sur le vieil adage : « mieux vaut entendre ça que d’être sourd ». 

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Commentaires
B
"Le « Cidre » répète gravement Ernest. Le « Cidre », tu vas le dégoter dans le panneau à main droite, à la lettre « c » comme Corneille."<br /> <br /> <br /> je suis fan !
N
Belle histoire !<br /> Est-ce du vécu ? si oui, je plains Ernest, moi...<br /> Car il regard son écran au début de l'histoire et "remet" le nez dans ses caisses à la fin... <br /> Alors que le gamin lui a appris au moins deux choses; un, où se trouve le panneau théâtre, il sera tout fière la prochaine fois et deux, qu'une corneille peut en cachet un autre... <br /> j'attends la suite ! ;-)
N
La suite, s'il vous plait!!! Une excellente idée de feuilleton littéraire écrit avec une verve et un mordant digne des plus grands! En un mot: bravo!
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